pdl

Critiques de livres


Une Encyclopédie du nu au cinéma
sous la direction d'Alain Bergala, Jacques Déniel et Patrick Leboutte
Editions Yellow Now, Studio 43 — MJC/ Terre Neuve Dunkerke
1994
451 p.

Tous des spectateurs nus

Le corps est l'objet chéri du cinéma. Qu'il y soit silhouette éphémère ou que la caméra s'y attarde, le fasse rire et parler, l'incorpore à des situations diverses au cours desquelles se décline la panoplie de ses métamorphoses, toujours, du bout au bout de la pellicule, en-deçà et au-delà de sa présence charnelle et distanciée aux yeux des spectateurs, se joue la cérémonie de sa mise à nu : comble de l'effeuillage auquel l'acteur, variant les tons et les modes, s'adonne de façon systé­matique depuis son apparition à l'écran. Prisonnier du cadre, il est forcé de se montrer — un forcé consentant dépossédé de ce qu'il montre — refaisant à chaque film la scène de la victime que son voyeur a ravie. En ce sens, l'acteur nu est un acteur radical. Et la scène de nu(s) est l'actuali­sation plausible de l'essence même du cinéma.

Quelque chose de trouble se noue au mo­ment où le vêtement de l'acteur (souvent de l'actrice) se dénoue, qui engage chaque par­ticipant du rituel cinématographique : d'abord l'acteur, qui accepte de s'exposer en l'état où il n'aura plus rien à enlever ; en­suite le réalisateur, et à plusieurs niveaux : il va donner de lui une chose très intime, se dévoiler à son tour et s'éprouver dans son dévoilement (« Montre-moi comment tu filmes le nu, je te dirai quel cinéaste tu es »). Il est aussi le premier voyeur (celui peut-être qui, comme Catherine Breillat, se cache quand il filme derrière les franges de son écharpe), grand ordonnateur et passeur de sa voyance au dernier pôle, enfin, de cet échange monumental, de cette orgie sans cesse différée par la grâce du regard de lu­mière qui la capte : le spectateur, se souvenant sans doute de son « premier nu au ci­néma » comme il se souvient de son pre­mier baiser.

Faire un livre sur le nu au cinéma, c'est donc un peu faire un livre sur le cinéma tout court, cela dépasse de beaucoup l'his­toire de l'érotisme ou de la pornographie. C'est aussi celle de la censure et de l'évolu­tion des mentalités depuis que le cinéma existe. C'est aussi prendre par un bout de la lorgnette l'histoire des civilisations, en étu­diant, par exemple, le traitement du nu dans le cinéma arabe, et des contextes aussi divers que ceux de l'Egypte et de l'Arabie Saoudite. On peut se demander comment un tel projet a fait si longtemps pour ne pas naître, jusqu'à ce que les Editions Yellow Now décident de s'y consacrer, sous la hou­lette d'Alain Bergala, de Jacques Déniel et de Patrick Leboutte (qui, déjà, avait dirigé une Encyclopédie des cinémas de Belgique dans la même maison, avec Guyjungblut et Dominique Païni).

S'y consacrer de belle manière. Menant une réflexion sur tous les cinémas, du burlesque au porno en passant par le cinéma d'auteur, de B(etty) B(oop) à B(rigitte) B(ardot) et de « L'Abbé Bit au couvent » à « Zouzou » en passant par « M le Maudit » (à cause du crâne chauve de Peter Lorre). Avec plus de septante collaborateurs (dont une bonne bande de belges) qui décortiquent rigoureu­sement leur cinéma mais en pleine liberté, en ton propre, en histoire propre (Godin, Revault d'Allonnes, Smolders !) fournissant une panoplie étonnante d'idées et de points de vue parfois divergents sur le sujet. Edi­fiant, donc, une véritable encyclopédie « dans la plus pure tradition du XVIIIe siècle, à savoir une machine de guerre, bref rien qui ressemble de près ou de loin à un dictionnaire : ni écriture blanche, ni obsession de l'exhaustivité », mais avec tout de même des entrées (Aisselle, Bouche I et II, Etreinte...) et des index très commodes. L'ouvrage présente également l'intérêt d'une documentation iconographique fara­mineuse, de photographies parfois inédites reproduites et mises en page avec la préci­sion et le talent que l'on connaît à Yellow Now. Je n'évoquerai que celle dont a hérité la couverture de l'ouvrage : l'atoll d'un sein capturé dans le sous-cadre que forment le pouce et l'index d'une main masculine : de Mariën, « L'Imitation du cinéma » !

Françoise Delmez