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Critiques de livres


Michel SEUPHOR
Malcout im Chekinah
Nantes
Convergence
1996

Seuphor et l'or du temps

Depuis la disparition d'Ayguesparse, Michel Seuphor  est  devenu  le doyen des lettres belges. Il est né en 1901. Aussi bien, c'est sans forfanterie qu'il peut intituler le livre d'entretiens avec Alexandre Grenier qu'il publie chez Hazan : Un siècle de libertés.

Tout le personnage est déjà dans la façon dont se sont déroulées ces conversations : méthodiquement, tous les lundis de  16 heures à 17 h 30, pendant deux ans, comme il convient à un homme qui a tout le temps devant lui, puisqu'il s'est installé une fois pour toutes dans la disponibilité au présent, « avec Spinoza, Sénèque, Platon, Plotin, les cyniques grecs, le Yi-King et les Upanishad », ses « vrais camarades ». Pourtant, ce contemporain du siècle n'est pas resté indifférent aux remous qui l'agitèrent. Militant de la cause flamande alors qu'il n'avait pas vingt ans, il est emporté très vite dans le tourbillon des avant-gardes euro­péennes. Het overzicht, Cercle et carré — les revues qu'il anime —, Anvers, Berlin, Rome, Paris... Le vent aventureux de la création a soufflé. Fernant Berckelaers, fils de bourgeois  anversois,  s'est  envolé pour laisser la place à Seuphor, poète, artiste, à la vocation universaliste. Son enfance dans l'opulente cité flamande où il vit le jour, ses années de formation chez les jésuites (mais son existence entière fut vouée à l'apprentissage), sa découverte de l'art contemporain, ses amis, ses tra­vaux, ses révoltes, ses combats... : toute une vie intransigeante se raconte, qui tend à l'unité de l'être au mépris de l'avoir, comme l'auteur  M s'en explique avec force et superbe.  La main « Dis-moi qui tu fréquentes... » S'il est une tradition de genre bien établie, chez les mé­morialistes, et qui permet à peu de frais un bénéfice symbolique évident, c'est l'évoca­tion des gens célèbres qu'ils ont côtoyés. Sur ce plan, Seuphor pourrait damer le pion à tous ses confrères, lui qui entretint des relations avec la plupart des protago­nistes majeurs de la modernité artistique en ce siècle. Son livre fourmille d'informa­tions, de mises au point qui offriront sans doute plus d'une fois aux spécialistes ma­tière à réviser leur vision de l'Histoire : sur le futuriste Marinetti, sur les Delaunay, sur Kertez, Arp, Schwitters... Et d'abord sur Mondrian, le plus proche, le frère spirituel tant admiré, qu'il a soutenu dans ses re­cherches dès le premier abord. Les souvenirs de Seuphor représentent un témoignage d'autant plus intéressant qu'ils sont abon­damment illustrés de documents et de pho­tographies appartenant à sa collection per­sonnelle.

Mais l'homme ne se montre pas friand de célébrations, seraient-elles à son avantage. Ce qu'il met en avant, dans son parcours, ce sont d'abord les actions qu'il a menées, qui encore lui tiennent à cœur. Il paraît à cet égard constamment animé par la vo­lonté de rendre justice — aux artistes qu'il appréciait aussi bien qu'à soi-même. Comme si, quoi qu'il en dise, une part de sa personnalité demeurait blessée par d'an­ciennes avanies, en ce monde où l'avoir continue de dicter ses raisons à l'être. Parti­culièrement significative est la véhémence avec laquelle il récuse l'idée qu'on puisse considérer le surréalisme comme l'héritier de Dada, auquel il demeure personnelle­ment très attaché : « Cela n'a rien à voir ! Dada, c'est la révolte absolue, le surréalisme n'en est pas la suite, mais la négation ». En 1930 déjà, la revue Cercle et Carré  se pré­sentait comme anti-surréaliste, mais : « le surréalisme avait sa turbulence quotidienne et régnait sur les rues de Paris et les journaux. Nous, nous n'existions pas. » Aujourd'hui, Seuphor existe bel et bien : « II y a dans le Larousse une notice de vingt-quatre lignes sur moi qui est par­faite ». Il ne renie rien du passé et continue de proclamer qu'il faut « honorer la vie qui nous est donnée en nous même et dans les autres ». En travaillant bien sûr, comme il l'a toujours fait, comme un homme qui a tout son temps, jour après jour, il dessine, il écrit. Les éditions Convergence viennent d'ailleurs de sortir un recueil de ses textes ré­cents, Malcout im Chekinah — « ce qui veut dire / que l'empire du monde est un sourire ».

Carmelo Virone

Michel SEUPHOR, Un siècle de li­bertés, Entretiens avec Alexandre Grenier, Paris, Hazan, 1996, 384 p.