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Critiques de livres


Caroline LAMARCHE
Vent frais par matin clair
Soumagne
Tétras Lyre
coll. Lettrimage
2003
Images de Dacos

Hokusai

De la nouvelle de Caroline Lamarche Vent frais par matin clair, l'estampe éponyme d'Hokusai ne constitue pas l'emblème uniquement en raison d'un rapport thématique transparent — le fait que la narratrice, quelque peu déprimée, en possède une reproduction sur carte postale. Elle induit mieux encore une manière de voir, et donc de dire — cette douceur, cette précision, ce goût de la nuance et de l'abs­tention, qui assurent la maîtrise des traits et la grave légèreté de chaque ligne. C'est également l'écriture qui représente l'enjeu majeur du nouveau roman de Caro­line Lamarche, Carnets d'une soumise de province. Une jeune femme y tient le compte rendu appliqué de sa relation avec un homme, son « maître ». D'elle comme de lui, on ne saura presque rien. Il l'appelle « Renarde », la tutoie, comme il se doit puisqu'elle est «son esclave. Sa pute. Sa chienne. » Elle l'appelle « maître », lui dit « vous », ne dit rien d'elle. Le maître est un juif ashkénaze, dépressif, amateur de pein­ture, lecteur de Brecht, de Jankélévitch, du Cantique des Cantiques. Soumettre la Re­narde, ce n'est dès lors pas seulement lui im­poser un cortège de fantasmes sadomaso­chistes, c'est aussi la cultiver, lui donner à lire, et à voir dans les musées.


Caroline LAMARCHE
Carnets d'une soumise de province
Paris
Gallimard
2004
205 p.

Et c'est at­tendre d'elle un « résultat » : les pages où elle consigne leurs excursions, les scènes — dans le genre assez banales — que le maître a conçues à son intention, les supplices qu'il lui a infligés. Dans les Carnets, Caroline La­marche prête à la narratrice un style tendu, ténu, quasi clinique — comme s'il ne pou­vait être question, à la lecture, de désir ni de dégoût, comme si le lecteur était prié d'assis­ter sans s'émouvoir à un spectacle lointain qui le concernerait peu. Et c'est à bonne dis­tance que distraitement on regardera la Re­narde « pisser debout », se raser le con ou se faire multiplement torturer et sodomiser. Alors que, dans le roman classique, dix-neuvièmiste, certains passages à peine allusifs re­cèlent une charge érotique très forte, dans un récit érotique où tout est explicite l'inté­rêt finit par se déplacer vers ce qui n'est pas le sexe ni le corps — le décor des épisodes par exemple, ou bien ce que disent et font les personnages quand, la chambre quittée, ils redeviennent des passants presque ordi­naires. A Amsterdam, le maître offre à la Re­narde un livre sur la peintre juive Charlotte Salomon, Leben ? Oder Theater ? — et, bien sûr, la question se pose pour la narratrice, mais le théâtre où elle est contrainte de s'ébattre se révèle un tantinet ennuyeux ; quant à la vie... Caroline Lamarche parvient pourtant à instiller dans son texte quelques moments d'ironie. Ainsi le circuit européen des amants tourne-t-il parfois court quand le maître est fauché : « Venise en hiver est vide et blanche. Venise en hiver est prise dans un poing de glace et se nomme Lille, où vous m'avez fixé rendez-vous. » En l'absence d'in­trigue, le plus réjouissant du roman tient peut-être à cet aspect de guide antitouris­tique, de Routard des endroits où l'on peut se passer d'aller.

En 1995, Caroline Lamarche avait publié, on s'en souvient, un premier roman intitulé La nuit l'après-midi. Le thème en était simi­laire : une jeune femme répondait à une an­nonce sado-maso, et vivait avec « l'homme roux » trois séances de violence et de sou­mission. Toutefois, les rencontres dans des hôtels miteux y recevaient divers contre­points : des images de l'enfance, la portée d'une chatte, le plaisir de Gilles, l'amant, y acquéraient une valeur de symbole et faisaient de La nuit l'après-midi une œuvre aussi poétique qu'érotique. Les Carnets d'une soumise de province n'offrent pas de tels jeux d'opposition ; en outre, au terme du parcours, la narratrice ne paraît pas y naître à elle-même, mais plutôt gagner la capacité de s'aliéner seule : « L'humiliation, écrit-elle, pour être pure, doit être solitaire» — comme si son chemin tristounet la conduisait d'une rudesse à une autre, dans une ronde sèche et infinie.

Laurent Robert