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Critiques de livres


Albin-Georges TERRIEN
Vive la guerre
Memory Press
2003
431 p.

La mémoire de la terre

II est des livres publiés en Belgique, écrits par des auteurs inconnus dans le milieu littéraire, qui rencontrent leur lectorat alors qu'ils ne bénéficient ni de la griffe d'un éditeur prestigieux, ni d'un soutien particu­lier des médias : c'est le cas de La glèbe, d'Albin-Georges Terrien, paru en 1999 aux éditions Memory Press. Ce roman natura­liste, qui raconte les difficultés de trois géné­rations d'agriculteurs (voir Le Carnet 113), a en effet touché plusieurs milliers de lec­teurs, essentiellement dans le Luxembourg et dans les Ardennes françaises. Il faut dire que ce Terrien, au pseudonyme emblématique, savait de quoi il parlait : fils et frère de pay­sans, longtemps instituteur rural, il est corres­pondant de presse et chroniqueur au Sillon belge. Aussi peut-on estimer que son nouveau livre, récemment paru chez le même éditeur, est attendu par plus d'un. Arrêtons-nous d'abord à son titre, qui pour­rait paraître déplacé : Vive la guerre. Il trouve son explication dès les premières pages : le narrateur se souvient de sa joie de petit gar­çon, lorsque, le 10 mai 1940, son instituteur l'a renvoyé à la maison, ainsi que ses cama­rades, à cause de l'entrée en Belgique des troupes allemandes. Une part de l'éducation du jeune enfant consistera par la suite à com­prendre que, malgré les congés qu'elle en­traîne, la guerre est une abomination. Cer­tains événements l'y aideront : l'arrestation de son père, qui, par bonheur, sera rapide­ment relâché, la réquisition, évitée de jus­tesse, d'un cheval auquel il est très attaché, la dernière course d'un Russe abattu sous ses yeux, le sort de certaines filles à la Libération, le retour des Allemands durant la Bataille des Ardennes et, peu après, l'annonce de la mort de résistants fusillés par les nazis...


Cici OLSSON (photos) et René SÉPUL (textes)
Gens de la terre. Témoignages d'agriculteurs et d'agricultrices en Wallonie
Labor-Fondation Roi Baudouin
2003
159 p.

C'est pourquoi les dernières lignes du livre com­mentent amèrement le titre : « [...] il y a eu tellement de sang, de violence, de cendres, de moineaux aux ailes brisées dans les foyers dé­sertés par les pères, les maris, les fils et les frères, que ces trois mots maudits ne franchi­ront jamais plus le seuil de mes lèvres ». Pourtant, malgré ces drames, la guerre est secondaire dans cet épais volume, de sorte que l'on est en droit de se demander si « Vive la guerre » ne signifie pas aussi « Vive l'enfance ». Il s'agit en effet non d'un ro­man, mais d'un récit, Terrien se penchant sur ses jeunes années écoulées durant le conflit. Et dans le village d'Engreux, qui l'a vu grandir, la vie continue presque normalement sous l'Occupation. Les récits autobiographiques consacrés à cette période sont légion. L'originalité de celui-ci tient dans le fait que Terrien ne se contente pas de son expérience personnelle. A travers une multitude d'anecdotes trucu­lentes ou tragiques, c'est toute la vie d'un village qui est dépeinte dans le détail, avec ses habitants, ses coutumes et ses fêtes religieuses, telles que les rogations ou la Saint-Nicolas.

Le propos consiste ainsi à défendre les an­ciens travailleurs de la terre, leur bon sens, leur ténacité, leur force physique, leurs blagues, leurs chansons et surtout les savoirs ancestraux qu'ils détenaient et qui se sont perdus. Et quand, après une épreuve sur­montée, le père trouve des accents à la Ki­pling pour dire à son fils : « Te v'ià un homme maintenant », celui-ci répond : « Plus qu'un homme, papa, un paysan ». Toutefois, s'il est clairement partisan, l'au­teur ne cache pas les défauts de ceux qu'il aime, la misogynie et la vulgarité de certains hommes, la bigoterie de certaines femmes ; et les enfants qu'il met en scène ne sont pas toujours des anges. Par ailleurs, il admet vo­lontiers que la guerre se traduisait par plus de privations à Bruxelles qu'à Engreux... mais c'est pour ajouter aussitôt : « Par temps de guerre ou autres calamités telle que la fa­mine, la vie est plus supportable à la cam­pagne qu'en ville. Par contre, en temps de paix, c'est le contraire ; les politiques gou­vernementales favorisent toujours les cita­dins aux dépens des ruraux pour la bonne raison que c'est en ville qu'il y a le plus d'électeurs potentiels. Si les citadins sont les victimes des temps de guerre, les paysans sont les victimes des temps de paix. » Dès qu'il laisse courir son récit, Terrien se montre convaincant : ses qualités de con­teur sont manifestes. On lui reprochera peut-être de tirer parfois explicitement la leçon d'anecdotes qui parlent d'elle-même : ainsi, par exemple, de l'histoire des enfants de paysans comparant les pauvres jouets que leur a apportés saint Nicolas avec ceux qu'ont reçus les fils de notables... Les gens de la terre de Cici Olsson et René Sépul s'attache aussi au monde rural. Mais la démarche est toute différente. Si Terrien a tendance à commenter trop, Olsson et Sépul laissent la parole aux autres, c'est-à-dire aux agriculteurs. Il s'agit en effet d'un recueil de témoignages, presque bruts, illus­trés par les photos, simples, évidentes, fron­tales, de Cici Olsson. Pourtant, ici aussi il est question de souvenirs d'enfance. Dans l'avant-propos, René Sépul commente en effet sa démarche et la justifie en se confiant un instant au lecteur : malgré ses « origines paysannes », il avoue : « Je me suis vite rendu compte que je ne connaissais pas ou plus grand chose du monde agricole. J'étais incapable de comprendre son vocabulaire, ses réalités, de préciser le sens de mots ou d'expressions comme quotas, PAC, vache allaitante, veau au pis ou Blanc bleu. » Le monde de la terre a bel et bien changé en moins d'une génération : les témoi­gnages recueillis ici reviennent sans cesse sur les mutations qui se sont succédé depuis la guerre. Ces nombreux changements ont trait à la modernisation technique, à la taille des exploitations, à la diminution de leur nombre, aux contraintes imposées par l'État belge puis par l'Europe, aux lois du marché, à la concurrence internationale, aux crises alimentaires, à l'évolution de la consommation, à la place de plus en plus grande du commerce dans le métier... Cer­tains se plaignent, d'autres pas. Les uns sont amers, les autres résolus à se battre. « II fau­drait plus de solidarité entre paysans pour gagner la reconnaissance qui nous est due. Nous devons réapprendre à nous parler. Nous restons chacun dans notre coin. Si nous ne nous unissons pas, si nous ne retrouvons pas un dialogue, nous et nos pro­duits, nous disparaîtrons. » Quant au lecteur, il est à la fois interpellé et ballotté : il se trouve dans une situation si­milaire aux agriculteurs eux-mêmes, « déboussolé[s]  et inquiet [s] », comme le sou­ligne l'épilogue final. D'autant que le livre est rythmé par trois reportages à l'autre bout du monde, au Vietnam, en Mauritanie et en Inde, où les difficultés sont d'une autre nature. La situation est plus complexe qu'il y paraît, se dit-on à chaque page. Aux difficultés concernant le métier s'ajoute un problème d'ordre humain : celui de la rupture de la filiation, dont parlent nombre de témoignages. Cette question concerne la société tout entière (la génération née dans les années 60 est la première, en Europe oc­cidentale, dont les membres exercent en majorité un autre métier que leurs parents), mais, chez les « gens de la terre », elle est sans doute plus brûlante et plus doulou­reuse qu'ailleurs. Et cela, aussi bien du point de vue des anciens regardant les jeunes se diriger vers d'autres horizons que de ceux qui sont partis et qui se retournent vers le passé : la plus belle page du livre est peut-être celle où, avec sobriété, René Sépul rend hommage au grand-père dont il porte et le nom et le prénom.

Laurent Demoulin