Route et déroute
La rentrée littéraire amène chaque année son lot de premiers romans. Les lettres belges de langue française ne font pas exception à la règle. Preuve d'une vitalité dont on se félicitera, même si nos jeunes auteurs ne trouvent pas toujours d'éditeurs en Belgique et si leur diffusion laisse parfois à désirer. Toujours est-il que les noms de Vincent Magos et Nicolas Ancien se retrouveront cet automne sur les tables des libraires, côte à côte peut-être quand tout — si ce n'est les circonstances de leur émergence — les sépare. Le premier nous emmène dans son Voyage à Saint-Yves. Dès l'abord, le ton et la formule sont donnés : le lecteur suit le narrateur au gré des étapes d'un périple en bicyclette qui très vite s'avère être un chemin initiatique. Saint-Yves est un but lointain, sans cesse à l'horizon d'un paysage de landes maritimes, Cornouailles à peine déguisées de cette moderne quête du Graal.
Les différentes rencontres qui émaillent cette longue randonnée sont autant d'occasions de parler de l'amour, de la vieillesse, de la mort, du travail, du militantisme et de tant d'autres choses, questions essentielles qui hantent le héros à la recherche de ce que l'on doit bien supposer être lui-même. Car il y aurait eu « un AVANT et un APRÈS ». Mais, avoue le narrateur, « sans que je puisse discerner où la lisière de l'espérance avait enfin été quittée ». Et si nous sommes déjà dans cet après, quel est donc le but poursuivi ? Certes, un tel flou n'aurait rien de gênant s'il n'était qu'estompé et engendrait la curiosité. Or ici la tension est vite émoussée par la pesanteur du propos. Ainsi, au gré des rencontres qui se succèdent avec une belle régularité — et se présentent comme fortuites même si chaque protagoniste intervient à point nommé — les conversations délivrent des « messages » existentiels dont le poids oblitère tout l'intérêt de la quête. Sans doute y a-t-il là plus de maladresse que de fatuité. Mais l'excès de verbalisation, la lourdeur de certains dialogues, l'abondance des lieux communs, la laborieuse révélation finale (sous forme de thérapie larvée auprès d'un moine troglodyte) lassent en définitive le lecteur. Néanmoins, si l'auteur s'est quelque peu fourvoyé dans ce voyage, ce n'est peut-être que d'avoir voulu trop dire. Quand, en revanche, il délaisse les méandres de l'initiation pour nous conter simplement les détours du chemin, sa plume se fait alors plus légère et jalonne le texte de quelques bonheurs d'expression qui peut-être, un jour, tiendront leurs promesses. Tout autre est le Ciel bleu trop bleu de Nicolas Ancion. Pour un premier roman, la maîtrise est surprenante, le ton très personnel, éclatant à souhait, avec, ça et là, des notes d'humour, des ruptures, le tout dans un feu d'artifice d'imagination. « Petit livre plein de monstres souriants » nous avertit l'auteur en dédicace. Ce qui trouble tout d'abord, c'est une cruauté allègre, bondissante dirait-on, « comme un torrent, du haut de la montagne vers le bas, avec beaucoup de bouillons et d'écume, pas mal de bruit et toujours une incomparable impression de fraîcheur ». A l'image des enfants que le narrateur s'invente, de ces enfants dont la tendre brutalité n'est en somme que le reflet de leur vitalité si vulnérable. Et si l'oxymoron — qui règne ici en maître comme l'a souligné J.-M. Klinkenberg dans la préface — y semble toujours si juste, c'est qu'il n'est plus simple figure de style, mais bien matériau brut qui se mettrait à vivre de sa propre vie lorsque, « comme un fauve, le stylo est lâché ». Il est d'ailleurs frappant de remarquer que ces contrastes se traduisent aussi à travers l'emploi récurrent du futur qui, loin d'être porteur d'un vague avenir, cisèle ici un temps assumant à la fois la volonté et la fatalité. Dire l'inconciliable, l'amour et la haine, la mort et la vie (« l'amort ») joue peut-être aussi le rôle de catharsis. Puisqu'écrire, c'est faire souffrir au papier ce que personne ne pourrait supporter, « lui offrir en pâture toutes les horreurs qui [...] remontent du bas ventre ». Aussi, dans ce petit livre déroutant, rien n'est totalement gratuit, si absurde soit-il. Comme dans la vie. Le trop plein qui s'y déploie (« ciel bleu trop bleu ») serait alors l'aveu de notre faiblesse face à l'indicible. Et ce qui pourrait passer, de prime abord, pour brillant exercice d'imagination, n'est autre que l'expression d'une lucidité tranchante, car « l'espoir ne pousse pas dans les livres, il y agonise ». Ancion, pour son coup d'essai, nous donne, avec une générosité peu commune, un de ces « livres où l'homme pleure et rit d'être un homme : depuis toujours et jusqu'à la fin des temps, rien qu'un homme qui rit et qui pleure ».
Dominique Crahay