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Critiques de livres

Voyage à Visbecq
Anacharsis
2007
préface et notes d'Éric Lysøe
140 p.

Un inédit de 1794
par Joseph Duhamel
Le Carnet et les Instants n° 148

Publier en 2007 un inédit, écrit vraisemblablement en 1794, d'un auteur belge anonyme, n'est certes pas banal. Dans le catalogue d'un libraire d'antiquariat, Frantz Olivié, des éditions Anacharsis, découvre la mention d'un manuscrit : «un voyage au centre de la terre inédit datant de la fin du XVIIIe siècle». Il en établit le texte et le soumet à Éric Lysøe, professeur à l'Université de Mulhouse. Après une étude philologique poussée, ils concluent à l'authenticité de ce manuscrit étonnant.

Le récit raconte l'étrange aventure survenue à un jeune homme entre Bruxelles et le château de Visbecq (actuellement Wisbecq, près de Rebecq). Le narrateur commence par une réflexion sur le passage du temps et semble consommer de l'opium. Voulant rattraper un cheval, il tombe dans un puits qui se révèle être l'entrée d'un monde souterrain ; il est emprisonné avec d'autres personnes, dont un poète d'origine flamande. Il parvient à s'évader pour se retrouver sur une île mystérieuse en compagnie d'un magicien et être impliqué dans la lutte entre deux grands maîtres en magie. Brutalement il se réveille dans la voiture entrant au château de Visbecq.

Le livre est composé de quatre parties imbriquées : une introduction, à la narration erratique et mystérieuse; la descente et le séjour dans le monde souterrain ; le récit du magicien Ramazan; le poème épique que lit l'écrivain flamand. La narration de ce séjour sous terre est plus stable et construite. L'incohérence initiale repose, elle, sur la juxtaposition d'éléments de texte divers, réflexions philosophiques, souvenirs, petites scènes, mais surtout sur la brusquerie et l'apparent arbitraire des transitions. Ces coq-à-l'âne ne sont cependant pas sans fondement. Dans la réflexion sur les impressions d'enfance, le fait d'évoquer les émotions liées à un petit soldat de bois amène, quelques paragraphes plus loin, à rencontrer un soldat de chair, bien qu'il faille un certain temps au lecteur pour comprendre ce que le narrateur décrit là. Mais encore, la plupart des fragments du texte d'introduction trouvent un équivalent ou un contrepoint dans la recension du séjour souterrain. Ainsi, l'évocation, dans l'introduction, d'une alouette, entre une réflexion sur l'imagination galopante et le souvenir du jouet, prend un autre sens encore par le récit de Ramazan qui, devant se transformer en animal chaque fois plus petit, passe par le stade alouette. À ce développement «coq-à-l'âne» se superpose donc une cohérence structurelle entre les parts terrestre et souterraine de l'histoire.

L'histoire de Ramazan reprend le schéma des récits merveilleux orientaux et permet d'appréhender ce que le narrateur ne comprend pas dans ce monde nouveau. Par contre, le poème «Borsèle » est en complet décalage de ton. Même s'il n'est pas rimé, il reprend la rhétorique et les images d'un poème épique, célébrant l'âge d'or de la Belgique sous le règne de Philippe le Bon au XVe siècle. Amours, trahison, vengeances y sont évoqués (comme le montre bien l'appareil critique) avec une précision étonnante. Il faut sans doute voir dans cette partie du récit une réflexion politique sur les événements de la fin du XVIIIe, mais aussi un contrepoint à ce qui se passe dans le royaume souterrain du roi Grambouc. La fin abrupte de l'histoire présentée comme un rêve impose de réévaluer le début et d'y voir une logique onirique, donnant un sens aux sauts abrupts et aux énigmes, en ne négligeant pas la référence à l'opium.

Ce que l'on retient surtout, c'est le ton, drôle et facétieux. Le narrateur se moque fréquemment de ses personnages, intervient dans le récit, interrompt le poète déclamant sa geste parce qu'il a plus urgent à faire. Cette façon de procéder fait penser à Jacques le fataliste et à Tristram Shandy, ces «premiers» romans où le code qui se met en place est en même temps déjà largement subverti. Mais d'autres références font de ce texte un livre foisonnant et inclassable. Comme le montre bien Éric Lysøe, le rédacteur est un homme très cultivé, qui mêle tradition initiatique, récit merveilleux, conte philosophique, roman de chevalerie.

La distanciation, une pseudo-naïveté et une ironie imposent une lecture à plusieurs sens. Ainsi la princesse doit se choisir un époux. Sera élu celui qui entrera en possession du trésor qu'elle détient, un coquillage d'une valeur inestimable. Mais, la princesse confie en rougissant que la coquille a disparu, qu'elle ne sait plus ce qu'elle en a fait…

Un texte étonnant, d'une composition savamment hétéroclite, aux références culturelles complexes, à la logique reposant, partiellement au moins, sur le rêve, sur la drogue sans doute, d'une inventivité quelque peu délirante et surtout drôle.