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Critiques de livres


Sandrine Willems
Élégie à Michel-Ange
avec des photographies de Marie-Françoise Plissart
Paris-Bruxelles
Les Impressions nouvelles
2005
224 p.

Les ombres d'un génie
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 140

On le sait depuis plusieurs livres, Sandrine Willems aime à plonger dans le passé son écriture au classicisme impertinent pour donner des récits de vie dont nous ne savons généralement rien d'autre que ce que nous en disent les articles d'un dictionnaire des noms propres. À moins que la rumeur ou la légende ne nous poussent à méconnaître un personnage et à imaginer son passage sur terre de manière édulcorée ou – et ce serait bien la seule chose à laquelle il contribue en ce sens – embellie par le temps. Cependant, Sandrine Willems n'agit pas en historienne qui chercherait à démontrer la véracité, ou la fausseté, de telle anecdote, à établir une chronologie stricte des menus événements, à découvrir les lieux exacts d'une rencontre ou à calibrer la portée d'une influence. Elle prend les grandes lignes d'une biographie connue, se plonge dans son époque et recrée une vie au jour le jour, un quotidien humain. Ce faisant – elle le sait –, elle rajoute une part de légende car elle compose une fable romanesque. Notons néanmoins plusieurs choses : d'abord cette fable ne contredit ni ne contourne ce qui est connu, elle devient de la sorte très vraisemblable ; ensuite, il y a ici une qualité d'empathie avec l'humain qui vient s'ajouter à un choix de personnage qu'elle fait – on le devine – par affinité; enfin, il y a une qualité d'écriture qui s'autorise à imaginer mais s'interdit des fantaisies et dont le rendu sonne juste. Qui plus est, dans le cas qui nous occupe, elle n'a pas prétendu faire une biographie, elle propose une Élégie à Michel-Ange.

De Michel-Ange, on connaît tellement les fresques, dont on sait qu'elles doivent être réalisées prestement, qu'on en oublie qu'il a vécu 90 ans et qu'il a bien fallu un avant la Sixtine de même qu'il y a eu, bien plus long, un après. Il naît dans une famille de financiers pingres et sans talent écartée de Florence. Sa mère mourra tôt et son père l'accablera longuement. Mis en nourrice, il sera élevé par des paysans et des carriers et apprend très tôt le dur travail de la pierre. Il ne fera pas vraiment d'études, préférant passer du temps à dessiner les cadavres de poissons abandonnés après l'heure du marché. Mais il lira, l'époque se voue à la Grèce antique et Platon est à la mode. Après un passage par divers ateliers, il arrive, adolescent encore, au service de Laurent le Magnifique qui le traitera comme le fils artiste qu'il n'a pas et lui accordera son amitié quand Michel-Ange, subjugué par les qualités de ce prince philosophe, aurait peut-être plutôt souhaité son amour. Cela n'aura pas lieu et Laurent de Médicis mourra, comme un vieillard, à 43 ans. Michel-Ange gardera toujours, lui qui vivra deux fois plus longtemps, cette image des ravages du temps sur le corps. Il vient de rater son premier amour et, s'il se rassasie quelquefois de débauches, ou s'éprend platoniquement de jeunes éphèbes, l'absence d'amour sera le grand échec de sa vie, son regret. Puis, s'il a idéalisé une mère dont il n'a pas pu vraiment faire le deuil, il retrouve la mort dans le corps froid de Laurent dont il prend le masque mortuaire. Et sa vie durant, il sculptera des visages inventés, des crucifiés, des piétas, des tombeaux… Jusqu'à comprendre qu'il n'y a pas le moindre sourire sur aucun de ses visages de pierre. "Mon allégresse est la mélancolie", écrira-t-il. Il servira avec orgueil une longue liste de papes et de grands de ce monde, les intrigues des uns le poussant dans les bras des autres, rivalisant avec Raphaël ou Léonard de Vinci, dans une suite de réalisations, tantôt taillée tantôt peinte, parmi lesquelles il espère toujours voir émerger son chef-d'œuvre. Mais Savonarole a traversé la Renaissance, la chrétienté a modifié les valeurs, la Réforme est apparue ; la société a changé et, avec elle, les types de commandes et les codes de représentation. Les protecteurs les plus bienveillants n'apaisent pas toujours un génie tourmenté doutant de lui, modifiant ses projets ou sachant trop bien que le temps de les mettre en œuvre pourrait lui être compté, et qu'il faudra affronter les jaloux, les envieux et ses propres faiblesses. De son ambitieux désir de jeunesse de ne servir que la beauté reste, dans son grand âge, le jugement sans appel sur une suite d'erreurs…

Cette élégie chante l'émouvante compassion pour un Michel-Ange empêtré, jour après jour, dans les difficultés – et les vanités – de la création qui tient plus d'un arrachement à soi que d'une magie de la matière. Que reste-t-il pour nous d'un homme qui pensait n'avoir été compris que par la pierre? Des œuvres – comme ce livre.